
Une amie m‘a récemment raconté une mésaventure qui venait de lui arriver. Marchant dans la rue, elle a chuté sur le trottoir et s’est blessée aux poignets en voulant se protéger la tête des conséquences potentiellement graves de ce gadin. Jusque-là, il s’agit d’un accident certes remuant pour le corps et l’esprit mais relativement banal. Sauf que c’est la deuxième fois que mon amie chute exactement au même endroit ! Intriguée par cette récidive, elle s’est confiée à un autre de ses amis, un psychiatre. Il a vu dans cet acte manqué - tout acte manqué étant en fait un acte réussi - la manifestation d’une relation de couple qui lui pèserait et qu’une partie d’elle-même veut ignorer. Un… poids-nié.
Pour savoureux que soit le jeu de mots, il s’agit a priori de ce que l’on appelle une interprétation sauvage, dangereux écueil dont tout psychanalyste doit scrupuleusement veiller à se prémunir. C’est un réflexe absolument normal que de tendre les bras vers l’avant lorsqu’on chute, fortuitement ou non d’ailleurs, sauf à considérer que toutes les personnes secourues quotidiennement par les pompiers sur la voie publique pour la même raison sont en fait victimes d’un lest inconscient. Dans le même registre, est-ce à dire que les personnes qui tombent sur les genoux ou ont mal à ces articulations sont également traversées par des difficultés relationnelles plus ou moins obscures qui affectent le « je » et le « nous » ?
Dans Les bijoux de la Castafiore, Haddock et d’autres personnages de cet album, Nestor le majordome, monsieur Wagner le pianiste, chutent chacun, à une ou plusieurs reprises, dans l’escalier d’honneur du château de Moulinsart en raison d’une marche cassée dont pourtant ils connaissent le danger qu’elle présente. A la fin de l’album, Haddock voulant remercier monsieur Boullu, le marbrier, de l’avoir enfin réparée après plusieurs relances, s’élance joyeusement vers lui depuis l’escalier où il se tient. Il pose le pied sur la marche fraichement réparée et s’affale en corps et encore. Que voir dans ces chutes, trois de chute et re-chute ?
Dans la double péripétie de mon amie, le plus important selon moi n’est pas où elle tombe corporellement mais où elle tombe dans l’espace. Pourquoi donc en cet endroit précis ? A elle d’interroger le nom de la rue ou bien qui y habite. Intéressant aussi est de savoir si dans les deux fois elle se rendait au même endroit. Que représente alors pour elle cet endroit ? Cette histoire a réveillé en moi un souvenir. Il y a des années, une charmante dame qui promenait son chien dans mon quartier me saluait toujours de manière très avenante. Un jour, sur le trottoir en face de chez moi, elle chuta alors qu’elle me vit sortir. J’ai la caressante faiblesse de penser que la chute que son inconscient entreprit soit la manifestation de désirs imperceptibles à mon égard : « si je tombe, il viendra m’aider à me relever et nous pourrons faire connaissance ». Mon amie est-elle également quelque part éprise de son ami psychiatre jusqu’à élaborer inconsciemment ce stratagème de la double chute dans le but de se rapprocher de lui ? C’est une hypothèse. Autre hypothèse : mon amie est-elle, au contraire, en train de vivre des moments agréables. Ce qui est lu comme la manifestation d’un poids serait en fait une expression possible de légèreté et de sérénité. Naître c’est tomber dans la vie et re-tomber dans la vie c’est re-naître.
A moins qu’en racontant son histoire à ses deux amis psy d’approche différente, mon amie veuille leur offrir un cas. Un cas, du latin casus, « chute » issu du verbe cadere, « tomber ».