
Il l’avait vue passer comme on voit déambuler le désir sous les traits du quotidien : une silhouette sans éclat particulier mais que la lumière flattait. Elle était belle, oui, mais d’une beauté revêtue d’interdit. Ce n’était pas tant sa physionomie, son port et son allure qui troublaient, mais le fait qu’ils s'inscrivaient dans le regard d’un autre…
Dans l’inconscient, là où l’objet du désir se choisit aussi librement qu’inopinément, elle devenait la marque du manque, un fantasme tissé de jalousies silencieuses et de projections intimes. Elle incarnait ce que l’on ne peut posséder sans trahir. Belle de cette beauté qui ne vient pas seulement de son corps mais de sa position : la femme d’un autre. Elle est cette figure transférentielle qui agite le calme, qui surgit dans le discours comme manifestation d’une faille, d’un manque, d’une fixation archaïque. Elle ravive le théâtre œdipien, soulève le voile sur les structures du désir et les pièges du fantasme. Sa beauté n’est pas seulement esthétique, elle est symptomatique.
Analysons cette phrase de Paul Morand - « Elle était belle comme la femme d’un autre » (Lewis et Irène, 1924) - à travers les prismes de Freud et Lacan et croisons leur regard sur le désir, l’objet, le fantasme et la loi.
Freud aurait vu dans cette phrase l’expression d’un fantasme œdipien structurant :
- la femme d’un autre représente l’interdit, ce qui ne peut être convoité sans susciter la culpabilité,
- le désir pour cette beauté est transgressif,
- le manque est moteur du désir : on ne désire que ce qu’on ne peut posséder librement. C’est le refoulement qui renforce l’intensité du désir : l’interdit ajoute une charge érotique à l’objet.
Lacan enrichirait cette lecture de sa conception du désir comme désir de l’Autre :
- la beauté est « médiatisée » : elle est perçue à travers le regard de l’Autre. Elle est belle parce qu’elle est investie du désir d’un autre,
- le sujet se constitue dans le miroir du désir de l’Autre,
- la femme d’un autre est le symptôme du manque structurel du sujet : elle est ce qui manque toujours à sa propre image, ce qui se manifeste dans le champ du fantasme. Elle est aussi l’objet petit a, ce qui cause le désir sans jamais le satisfaire. Elle incarne l’énigme, le vide autour duquel le sujet s’enroule pour se constituer.
Et en unissant les perspectives :
- elle est belle non pas en soi, mais par sa position dans la scène du désir, ce désir qui nait toujours du désir de l'autre et qui pousse à désirer désirer,
- sa beauté fait effet d’un effet : elle résulte de projections, de manques, d’interdits intériorisés. La beauté est toujours en rapport avec la perte, l’interdit et l’inaccessibilité, comme l’illustre superbement Gide : "Car, je te le dis en vérité, Nathanaël, chaque désir m’a plus enrichi que la possession toujours fausse de l'objet même de mon désir." (Gide, Les Nourritures terrestres, 1897).