Dérapeuthe, ou le franchissement de la ligne blanche de l'interprétation

L’interprétation sauvage est un concept freudien (Freud, A propos de la psychanalyse dite "sauvage"', 1910) traduisant les conséquences néfastes de lectures hâtives et péremptoires d’un discours inconscient, où l’analyste, emporté par son élan interprétatif, impose son supposé savoir sans laisser le sujet élaborer le sens de son dire. Victime d'un sentiment de toute-puissance, en croyant révéler une vérité avant même que l’analysant ne l’ait mise en mots, il est devenu "dérapeuthe". À force de précipiter des liens, il court le risque de se rendre sourd à la singularité du sujet, réduisant le travail thérapeutique à des affirmations assénées plutôt qu'à une élaboration progressive, autonome et respectueuse de la singularité du sujet.
Le dérapage thérapeutique n’est pas seulement un excès d’interprétation ; il est une dérive du cadre éthique de la cure. L’écoute flottante de l'analyste et l’accueil du transfert se trouvent assujettis à une posture dogmatique, où l’analyste, s'éloignant du rôle qui est le sien, à savoir faire tourner "le carrousel de la parole", selon la jolie expression de Juan-David Nasio (Un psychanalyste sur le divan, Petite bibliothèque Payot, 2009), devient dictateur du sens. Philippe Dayan, le psychanalyste de la série En thérapie dit justement : "l'interprétation sauvage des signifiants pris çà et là serait liée à la logique de notre fantasme."
Un véritable travail analytique suppose un cheminement patient, au cours duquel l’interprétation surgit à partir du discours du sujet lui-même, et non de la précipitation ou de la volonté de contrôler le processus. Car, si « l’inconscient est structuré comme un langage » (Lacan), encore faut-il savoir le laisser se déployer sans le contraindre à dire ce qu’il n’a pas encore énoncé.