
Invitée récemment sur le plateau de LCP, la ministre de l’Éducation nationale, Elisabeth Borne, en réponse à une question portant sur les difficultés rencontrées par les futurs bacheliers liées à la plateforme d'orientation Parcoursup, a affirmé : « Il faut se préparer très jeune, dès le départ, presque depuis la maternelle, à réfléchir à la façon dont on se projette dans une formation et dans un métier demain » (Sud-Ouest, 8 avril 2025 [en ligne]).
Ainsi, dès la maternelle, et avant même de savoir lacer leurs chaussures, les enfants devraient « réfléchir » à leur avenir.
Décortiquons la phrase d’Elisabeth Borne et faisons-la passer, bout par bout dans deux tamis : celui du bon sens et celui de la psychanalyse.
☛ " se préparer très jeune" : la notion de "préparation" dépasse le cadre de l’apprentissage qui est au centre de la mission de l’Education nationale (voir la page dédiée à l’école maternelle sur le site du ministère). L'incitation à « se préparer très jeune » exercerait une pression psychologique néfaste sur les enfants dès leur plus jeune âge. Un enfant doit évoluer dans un espace de liberté et de confiance pour développer de façon saine et équilibrée son monde intérieur, hors des exhortations institutionnelles et sociales du moment.
☛ « presque depuis la maternelle » : contentons-nous simplement de rappeler, d’une part, que le mot « maternelle » est issu de latin maternus (qui est propre à la mère) et, d’autre part, que l’école maternelle accueille les enfants au début de l'instruction obligatoire qui débute à 3 ans. Elle est organisée en petite, moyenne et grande section.
☛ « réfléchir » : c’est-à-dire « arrêter sa pensée sur un sujet, fixer sur lui son esprit, son attention pour le considérer plus avant » selon le Dictionnaire de l’Académie française. Réfléchir nécessite une concentration et une focalisation soutenues de l’attention que la maturité cérébrale d’un enfant de maternelle ne permet pas. Il est impossible à un enfant de réfléchir à ce qu’il vient de faire avant l’âge de 5 ans (Catherine Gueguen, Vivre heureux avec son enfant : un nouveau regard sur l’éducation au quotidien grâce aux neurosciences affectives, Pocket, 2016). Par exemple, dans le cas de gestes agressifs commis sous le coup de la colère (mordre, jeter ses jouets), le jeune enfant n’a pas la capacité de prendre le recul nécessaire sur son comportement. Le cortex préfrontal, la partie du cerveau qui régule et raisonne, est inaccessible, l’émotion s’égarant dans le cerveau limbique.
☛ " se projette(r) " : en psychanalyse, la projection renvoie à la manière dont les individus attribuent à l'extérieur des aspects de leurs propres désirs, peurs et conflits intérieurs. Demander aux enfants de maternelle de se projeter dans un parcours éducatif et professionnel impliquerait qu’ils soient en mesure de faire coïncider leurs aspirations personnelles avec les attentes sociales du moment. Se projeter entre en conflit avec le processus de développement subjectif qui permet aux enfants, selon leurs propres rythmes et désirs, de construire leurs identités et leur rapport au monde. L’adaptation à un système éducatif qui met l'accent sur des objectifs utilitaristes et professionnels pourrait contraindre les enfants à se distancer de leur propre subjectivité et de leur potentiel créatif. Au lieu d'encourager une exploration libre et joyeuse du monde, l'incitation à une projection sur l’avenir (à échéance de quinze ans au moins alors même qu’un enfant n’est pas en mesure d’anticiper son prochain Noël !) provoquerait des conflits intérieurs et une remise en question du soi.
☛ « dans une formation et un métier demain » : les concepts de formation et de métier relèvent de constructions sociales et culturelles où la valeur de l’individu se mesure par son utilité dans la sphère professionnelle. Ce type de discours exercerait une pression sur l'enfant pour qu'il se conforme aux attentes sociales du moment au détriment de son développement psychique harmonieux et de ses désirs intimes. Une telle orientation générerait des sentiments d’insécurité ou d’inadéquation chez ceux qui n’ont pas la capacité ou le penchant naturel de répondre à ce modèle.
Le propos de la ministre repose sur une vision de l’éducation donnant priorité à une préparation fonctionnelle et utilitaire de l’individu qui se heurte aux besoins psychiques fondamentaux de l’enfant, notamment son besoin de liberté et de construction de soi hors d’injonctions sociales prématurées aussi néfastes que grotesques.